BERTRAND VAILLANT
L'amibe et la machine
Raymond Ruyer philosophe de la vie
"
Qu’est-ce qu’un aigle ? C’est une forme vivante plastique qui, au cours de millions d’années, s’est donné des ailes puissantes, un bec acéré, des yeux perçants pour mieux se couler dans un certain style de vie, une certaine manière de pourvoir à ses besoins. Dans chaque œuf, à chaque génération, une cellule indifférenciée doit à nouveau se différencier, s’étendre et se solidifier en plume, corne, chair, os, sans cesser de former un corps unifié, un aigle, avec tout son cycle de vie et sa mélodie comportementale propre. Chaque organe joue son rôle, mais chaque organe peut dysfonctionner, être blessé ou malade, et causer la perte du tout. La vie est cette activité de différenciation dans l’unité, dans laquelle l’unité est en même temps menacée par la différenciation, lorsque celle-ci se fait spécialisation et mécanisation."
"Le statut de l’amibe ou du protozoaire comme paradigme est ici clairement visible : il y a univocité de la vie depuis la cellule la plus primitive jusqu’au cerveau le plus complexe, ses caractères principaux restant inchangés. Il n’y a aucune différence essentielle entre une amibe isolée, une colonie d’amibes sociales du genre Dictyostelium et le réseau de neurones d’un cortex ou d’un système nerveux. Le système nerveux le plus complexe ne fait en réalité que préserver les propriétés fondamentales de la vie consciente dans l’organisme. Il ne faut pas se contenter de dire que l’amibe aussi est consciente, mais il faut dire qu’elle l’est d’abord, et que le cerveau n’est conscient que parce qu’il est fait de telles cellules, et que les cellules nerveuses seules ont gardé la spontanéité et la plasticité des protozoaires, au contraire des cellules spécialisées et rigidifiées."
" La vie sociale moderne est conçue, dans la continuité de la complexification des vivants, comme un progrès dans l’organisation technique mêlé d’une régression dans l’ordre de l’intelligence et de la capacité d’adaptation. Nous retrouvons donc la même tension dans la philosophie sociale que dans la philosophie du vivant : Ruyer est hanté par l’idée d’un monde éclaté, dépourvu d’harmonie et de sens, pulvérisé en éléments identiques. Mais en même temps il cherche à faire une philosophie de l’individu, celui-ci étant précisément conçu comme agent réalisateur de sens. Le collectif au contraire est toujours une foule, avec ses organisations mécaniques. "